vendredi 21 juin 2013

Pourquoi une entreprise qui ne cesse de s’améliorer peut-elle aller tout droit vers la faillite ?



Même si on parfois tendance à l’oublier, une entreprise n’est pas entièrement responsable de son succès (ou de son échec …). Sa performance dépend de ce qu’elle fait … mais également de ce que font ses concurrents.

L’exemple d’une chaîne de distribution américaine
Phil Rosenzweig a étudié une grande chaîne de distribution américaine. Depuis le début des années 1990, cette entreprise a fait d’énormes progrès. Par exemple :
  • elle a amélioré son assortiment de produits, ce qui a contribué à l’augmentation de son chiffre d’affaires ; 
  • elle a centralisé 75% de ses achats, ce qui lui a permis de réduire ses coûts d’approvisionnement ;
  • elle a équipé ses magasins de terminaux informatiques, ce qui lui a permis de mieux identifier les produits qui « marchent » et d’améliorer sa gestion des stocks ;
  • surtout, elle a beaucoup amélioré sa rotation des stocks. Entre 1994 et 2002, cet indicateur – crucial dans le secteur de la distribution – est passé de 3,45 à 4,56 (soit une augmentation de 32%).

Quel est le nom de cette entreprise ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de Wal-Mart … mais de Kmart, son concurrent qui a déposé le bilan en 2002. Comment une entreprise qui a autant progressé a-t-elle pu faire faillite ?

Performance absolue vs. performance relative
On pense souvent que les entreprises sont entièrement responsables de leur succès (ou de leur échec). Ce n’est pas le cas ! Dans une économie de marché, la performance est toujours relative. Même si une entreprise progresse, elle peut se retrouver en grande difficulté si ses concurrents progressent plus vite qu’elle.

Revenons sur le cas de Kmart :
  • si Kmart avait bien amélioré son assortiment de produits, il n’était pas fondamentalement meilleur que celui de Wal-Mart ; 
  • si Kmart avait bien centralisé 75% de ses achats, le pourcentage atteignait 80% chez Wal-Mart ;
  • si Kmart avait bien équipé ses magasins de terminaux informatiques en 1990, Wal-Mart l’avait fait dès 1988 ;
  • si la rotation des stocks avait bien progressé de 32% chez Kmart entre 1994 et 2002, elle avait augmenté de 77% chez Wal-Mart sur la même période. Pire, la rotation des stocks de Kmart en 2002 (4,56) restait toujours inférieure à celle de Wal-Mart en 1994 (5,14).

Quelles implications ?
La première implication est qu’il faut raisonner en termes de performance relative et non de performance absolue. Certains indicateurs (comme le chiffre d’affaires et surtout la rentabilité) intègrent automatiquement ce que font les concurrents. Ils reflètent donc la performance relative. D’autres indicateurs (comme le taux de centralisation des achats ou le pourcentage de magasins équipés de terminaux de vente dans l’exemple ci-dessus) ne font que refléter la performance absolue. Ils sont dangereux car ils peuvent donner l’impression qu’une entreprise est bien gérée … alors qu’elle est en retard par rapport à ses concurrents.

La deuxième implication est qu’il n’y a pas de « recette du succès ». Si cette recette existait, toutes les entreprises l’appliqueraient. Leur performance absolue augmenterait … mais pas leur performance relative. Le seul moyen d’être plus performant que ses concurrents est de faire les choses différemment (et mieux …) qu’eux. Mais, cela implique de prendre des risques … Toutes les entreprises ne sont pas prêtes à le faire. Elles préfèrent attendre une hypothétique « recette du succès » …

vendredi 7 juin 2013

Qu’est-ce que l’effet Matthieu (et pourquoi Stephen King a-t-il plus de succès lorsqu’il publie ses romans sous son véritable nom que sous un pseudonyme) ?





Le fossé entre ceux qui ont du succès et ceux qui n’en ont pas a souvent tendance à se creuser avec le temps. C’est le résultat d’un phénomène appelé « effet Matthieu » …

Stephen King vs. Richard Bachman
L’écrivain américain Stephen King s’est fait connaître en 1974 avec son roman Carrie. Depuis, tous ses romans ont été des succès. Dans les années 1970 et 1980, Stephen King est tellement prolifique qu’il propose à son éditeur de publier plusieurs romans par an. Il se heurte à un refus. Dans le monde de l’édition, il existe alors une règle bien établie selon laquelle un auteur ne doit pas publier plus d’un livre pour an (essentiellement pour ne pas lasser ses lecteurs …).

Mais Stephen King ne se décourage pas. Comme les romans inédits commencent à s’empiler dans ses tiroirs, il décide de les publier sous le pseudonyme de Richard Bachman. Le premier roman de « Richard Bachman » (Rage) paraît en 1977 dans l’indifférence générale. Quatre autres romans suivront … sans connaître plus de succès. D’une certaine manière, le cinquième roman (La peau sur les os) connaît la consécration lorsqu’un critique décrète qu’il ressemble à « ce que Stephen King écrirait s’il savait vraiment écrire » !

Des rumeurs selon lesquelles Richard Bachman ne serait autre que Stephen King finissent par se répandre. Un certain Steve Brown se rend à la Bibliothèque du Congrès et parvient à prouver que les deux auteurs ne font qu’un ! Les cinq romans publiés sous le nom de Richard Bachman sont alors réédités sous le nom de Stephen King … et leurs ventes sont multipliées par dix.

L’effet Matthieu
L’expression « effet Matthieu » fait référence à une phrase de l'Evangile selon Saint Matthieu : « A celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait ». Elle tire son origine des travaux du sociologue américain Robert Merton sur la recherche scientifique.

Comme l’a récemment montré Daniel Rigney, l’effet Matthieu peut être observé dans de nombreux autres domaines. Il suggère que ceux qui ont du succès en ont de plus en plus … alors que ceux qui n’en ont pas beaucoup en ont de moins en moins. Cette dynamique d’avantage cumulatif permet également de comprendre pourquoi un petit avantage initial (parfois simplement dû à la chance …) peut se transformer en un écart considérable au fil du temps.

Pourquoi Richard Bachman a-t-il eu moins de succès que Stephen King ?
Après le succès de Carrie, Salem (le deuxième roman de Stephen King) avait beaucoup plus de chances de devenir un « best seller ». Après le succès de Carrie et de Salem, la probabilité que Shining (le troisième roman de Stephen King) devienne un « best seller » était encore plus élevée. A partir de ce moment, Stephen King avait développé une base de lecteurs suffisante pour que le succès de ses romans suivants soit quasiment assuré.

Lorsqu’il a recommencé à zéro en utilisant le pseudonyme de Richard Bachman, les choses se sont passées différemment. Rage est passé inaperçu … et aucun des romans suivants n’est parvenu à enclencher la dynamique d’avantage cumulatif dont Stephen King bénéficiait sous son véritable nom !

En bref (et de manière assez paradoxale), ce n’est pas parce que quelqu’un a du succès qu’il est nécessairement plus compétent que quelqu’un qui n’en a pas. Cela dépend beaucoup plus de la dynamique dans laquelle il se trouve …