jeudi 19 septembre 2013

Pourquoi est-il (quasiment) impossible de prédire si un nouveau produit aura du succès ?



Même si l’on parvenait à connaître les préférences des clients potentiels, on ne serait pas forcément capable de prédire quel nouveau produit aura du succès. Comment expliquer ce paradoxe ?  

L’expérience du Music Lab
Au milieu des années 2000, Matthew Salgnanik, Peter Sheridan Dodds et Duncan Watts ont créée un site Internet appelé Music Lab. Ce site proposait aux internautes d’écouter et de noter 48 chansons d’artistes inconnus sur une échelle de 1 (« Je déteste ») à 5 (« J’adore »). Ils pouvaient également télécharger les chansons qu’ils avaient le plus appréciées.

Au moment de leur inscription sur le site, 20% des internautes (14.000 au total …) ont été dirigés vers un monde « indépendant » (dans lequel ils ne voyaient pas combien de fois chaque chanson avait été préalablement téléchargée par les autres internautes …). Les 80% restants ont été dirigés vers huit mondes « sociaux » (dans lequel ils pouvaient voir le nombre de téléchargements préalables …). Chacun des neuf mondes est parti de zéro et a évolué de manière indépendante.

Quels résultats ?
Si les décisions prises par les internautes étaient entièrement déterminées par leurs préférences « réelles », les chansons devraient avoir la même « part de marché » et le même classement dans tous mondes. Comme on pouvait un peu s’y attendre, les résultats de l’étude sont loin de confirmer cette hypothèse :
  • les écarts entre les « parts de marché » des différentes chansons sont beaucoup plus marqués dans les mondes « sociaux » que dans le monde « indépendant ». Comme chaque internaute s’inspire des décisions des autres participants, les chansons populaires y sont plus populaires et les chansons peu populaires y sont moins populaires que dans le monde « indépendant » ; 
  • le classement des différentes chansons varie fortement d’un monde « social » à l’autre … et il ne reflète que partiellement les préférences « réelles » des internautes. Une « bonne » chanson ne sera donc pas forcément bien classée. Par exemple, une chanson qui fait partie du Top 5 dans le monde « indépendant » n’a qu’une chance sur deux de faire partie du Top 5 dans les différents mondes « sociaux » ;
  • il est totalement impossible de prédire le classement d’une chanson « moyenne ». Par exemple, la chanson Lockdown du groupe 52metro a été classée 26ème sur 40 dans le monde « indépendant ». Alors qu’elle a terminé 40ème dans un des mondes « sociaux », elle s’est classée première dans un autre. Sans que l’on sache vraiment pourquoi, elle a été beaucoup téléchargée au début de l’expérience dans un monde « social ». Elle s’est alors hissée au sommet du classement. Malheureusement, elle n’a pas bénéficié de cet avantage initial dans l’autre monde « social ».

Quelles implications ?
Lorsqu’un produit a du succès, on a tendance à en inférer qu’il correspondait aux préférences des clients. On a maintenant la preuve que ce n’est pas forcément le cas ! Les influences sociales jouent souvent un rôle considérable. Si un produit qui bénéficie d’un petit avantage initial (souvent dû à la chance …), il sera catapulté vers le succès. Dans le cas contraire, il est condamné à l’échec …

A la question « Pourquoi cet ouvrage à succès s’est-il aussi bien vendu ? », un éditeur américain aurait répondu : « Parce que beaucoup de gens l’ont acheté … » Si cette réponse peut paraître surprenante, l’expérience du Music Lab montre qu’elle est finalement assez pertinente. Dans un autre monde, il est probable que personne ne connaîtrait Madonna … et qu’une chanteuse totalement inconnue serait la « reine de la pop music » ! Et le cas de Madonna n’est pas isolé …

vendredi 6 septembre 2013

Quelle est la véritable influence des dirigeants sur la stratégie de leur entreprise ?



On pense souvent que les dirigeants ont une influence déterminante sur la stratégie de leur entreprise. Mais est-ce réellement le cas ? D’autres facteurs (tout aussi importants …) ne doivent-ils pas être pris en compte ?

L’histoire du Viagra
Au milieu des années 1980, Pfizer commence à travailler sur un projet de traitement de l’angine de poitrine. Au bout de quelques années, les chercheurs de Pfizer mettent au point le citrate sildenafil, une molécule permettant la relaxation des tissus sanguins. Ils décident alors de procéder à des tests sur des patients souffrant d’angine de poitrine. Les résultats sont décevants. En effet, le nouveau traitement ne donne pas de meilleurs résultats que ceux qui existent déjà sur le marché. Pourtant, certains cobayes réclament des doses de plus en plus fortes. Intrigués, les chercheurs de Pfizer organisent des entretiens avec eux … et finissent par apprendre que le traitement a des effets secondaires surprenants : il provoque des érections « fréquentes et persistantes » …

Pfizer embauche alors 1.500 chercheurs et investit près de 350 millions de dollars pour répliquer les tests sur des hommes impuissants. Les résultats montrent alors clairement que le traitement est efficace. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En novembre 2000, la Haute Cour de justice britannique annule le brevet de Pfizer sur le Viagra au motif que la découverte était « évidente ». Cette décision fait suite à une plainte de Lilly-ICOS (une joint-venture détenue par Lilly et ICOS). Le principal argument de Lilly-ICOS était que des recherches préalables avaient déjà montré l’effet du citrate sildenafil sur les vaisseaux sanguins.Il était donc « évident » qu’il permettait de traiter les problèmes d’érection …

Choix, hasard et inévitabilité
On a parfois l’impression que la stratégie d’une entreprise est entièrement déterminée par les choix de ses dirigeants … mais ce n’est pas le cas. Les travaux de Mark de Rond et Raymond-Alain Thiétart suggèrent qu’elle est également influencée par le hasard et l’inévitabilité.

La naissance du Viagra illustre bien la manière dont les choix des dirigeants, le hasard et l’inévitabilité interagissent pour façonner la stratégie d’une entreprise :
  • choix des dirigeants. Le Viagra n’aurait jamais vu le jour si les dirigeants de Pfizer n’avaient pas pris la décision d’allouer 350 millions de dollars au projet « traitement des dysfonctionnements érectiles » (en partie pour essayer de récupérer les sommes investies en vain dans le projet de traitement de l’angine de poitrine …) ;
  • hasard. Le Viagra n’aurait pas existé si les volontaires qui testaient le traitement pour l’angine de poitrine n’avaient pas fait part de ses effets secondaires à Pfizer;
  • inévitabilité. Elle peut prendre des formes très diverses : globalisation des marchés, changement de réglementation, fluctuation des taux de change, etc. Dans le cas du Viagra, l’état des connaissances médicales (et notamment des effets du citrate sildenafil sur les tissus sanguins) a orienté Pfizer vers le traitement des dysfonctionnements érectiles. Cette découverte était donc finalement assez prévisible.

En résumé, la stratégie d’une entreprise est le fruit des choix des dirigeants mais également de facteurs qu’ils ne contrôlent pas totalement : le hasard et l’inévitabilité. Oublier de prendre en compte ces deux facteurs a un « effet secondaire » : la tendance à surestimer l’importance des dirigeants !