Avant de se lancer dans un nouveau projet, on calcule généralement son retour sur investissement (ROI). Raisonner en termes de « perte acceptable » serait pourtant beaucoup plus judicieux …
L’histoire de Google
En septembre 1998, Sergey Brin et Larry Page fondent Google. Leur objectif est de valoriser l’algorithme de recherche qu’ils ont développé tout en faisant leur thèse de doctorat à Stanford. Au bout de quelques mois, ils décident de se consacrer entièrement à leur thèse … et donc de vendre leur entreprise. Leur objectif est d’en obtenir un million de dollars. Brin et Page commencent par rencontrer les dirigeants d’Excite (une société aujourd’hui disparue …) qui leur en proposent 750.000 dollars. Ils acceptent cette offre … mais le PDG d’Excite finit par mettre son veto. Ils se tournent alors vers Yahoo … qui n’est pas intéressée du tout. A cette époque, l’algorithme de Google ne s’intègre pas bien dans son « business model », fondé sur le concept du portail de recherche.
Mi-2002, la situation a beaucoup évolué. Les dirigeants de Yahoo proposent à Brin et Page de racheter leur entreprise pour trois milliards de dollars. Ils déclinent la proposition … Plusieurs analystes financiers conseillent alors à Yahoo de relever son offre à cinq milliards de dollars. La réponse de son PDG est sans appel : « Hors de question ! » Deux ans plus tard, Google valait 150 milliards de dollars …
ROI vs. perte acceptable
A-t-on intérêt à se lancer dans un nouveau projet ou vaut-il mieux y renoncer ? Pour prendre cette décision, la plupart des managers calculent son retour sur investissement (ROI). Bien que cette démarche soit très répandue, elle présente une limite importante. Comme il est très difficile de prédire les revenus qu’un projet va générer, le ROI est souvent (toujours ?) faux. La décision qui résulte de son calcul a lors toutes les chances d’être mauvaise … Que faire ?
Nicholas Dew, Saras Sarasvathy, Stuart Read et Robert Wiltbank ont proposé une approche originale. Plutôt que d’estimer ce que l’on espère gagner si un projet réussit, ils proposent d’estimer ce que l’on est prêt à perdre si ce projet échoue. Le raisonnement en termes de « perte acceptable » (« affordable loss ») est utilisé par les entrepreneurs qui s’interrogent sur l’opportunité de créer leur propre entreprise (« the plunge decision »). Toutefois, son intérêt est loin d’être limité à cette décision.
En effet, il présente trois avantages par rapport au raisonnement en termes de ROI :
- il est plus simple (car il ne nécessite pas d’estimer les futurs revenus …) ;
- il est plus fiable (car l’estimation des revenus futurs est souvent fausse …) ;
- il permet de ne pas écarter trop rapidement les projets les plus novateurs … pour lesquels il est parfois impossible d’estimer les revenus futurs.
Retour sur l’histoire de Google
Comme on l’a vu, les dirigeants d’Excite (en 1999) et de Yahoo (en 1999 et 2002) ont refusé d’investir dans Google. Peut-on vraiment leur reprocher d’avoir été incapables de prédire le succès phénoménal de cette entreprise ? Pas forcément … car ses fondateurs n’ont pas fait mieux. Sinon, pourquoi Brin et Page se seraient-ils contentés de 750.000 dollars en 1999 pour une entreprise qui vaudrait 150 milliards de dollars cinq ans plus tard ?
En revanche, si Excite et Yahoo avaient raisonné en termes de perte acceptable (« combien sommes-nous prêts à perdre si ce projet est un échec ? ») plutôt que de ROI (« combien pensons-nous gagner si ce projet est un succès ? »), ils auraient sans doute misé sur Google … et l’histoire en aurait été changée.
« combien sommes-nous prêts à perdre si ce projet est un échec ? »
RépondreSupprimerAller dire ça à son état-major et/ou à son conseil d'administration? Impossible. En France au moins!
Aucun dirigeant avec son "ego surdimensionné" ne parlera en terme de perte potentielle.
Même ses adjoints directs ne lui présenteraient jamais un tel projet en terme positif pour ne pas être "mouillés" en cas d'échec justement!
Je connais un "cas précis" où le manque de lucidité de nos dirigeants les a fait passer pendant de nombreuses années à côté d'une affaire de la dimension financière de Google.
Et ça continue encore et encore...
Beaucoup d'autres raisons que le manque d'humilité sont à mettre au passif de ce dévoiement de la pensée stratégique.
Il ne faut pas oublier qu'il faudrait notamment réfléchir ici aux conséquences à court, moyen et long terme d'une tel choix de redéploiement éventuel.
Très souvent les dirigeants préfèrent laisser les concurrents faire et attendent que les événements les y oblige en catastrophe.
A n'importe quel prix, puisque le Conseil les trouvera alors... avisés et stratèges (sic) depayer 100 ce qu'ils pouvaient avoir pour 1!
Pour apprécier, observons avec acuité ce que sont devenus les "puissants" qui ont laissé passer l'occasion!
Dans le "cas précis" que j'évoquais ci-dessus, les dirigeants sont presque dans la même position.
Donc la meilleure défense reste toujours l'attaque.
Je suis d'acccord avec vous pour envisager, étudier, mesurer, appréhender et revisiter cette opportunité d'un échec.
En effet tout échec, même à court terme, peut ouvrir des voies nouvelles beaucoup plus profitables.
Rebondir est fréquemment possible: la résilience s'organise aussi!
Mais penser différemment est un exercice trop intelligent pour le laisser à des comptables du ROI.
"Thinking in New boxes...", regarder et voir sous un autre angle est un exercice auquel ne se livrent pas notre soi-disant "élite".
"LA BONNE IDÉE EXISTE ! CINQ ÉTAPES ESSENTIELLES POUR LA TROUVER"
De Luc de Brabandere et Alan Iny. Éditions Eyrolles, octobre 2013.
Version française de "Thinking in New Boxes, a New Paradigm for Business Creativity",