On pense souvent que les dirigeants ont une influence déterminante sur la stratégie de leur entreprise. Mais est-ce réellement le cas ? D’autres facteurs (tout aussi importants …) ne doivent-ils pas être pris en compte ?
L’histoire du Viagra
Au milieu des années 1980, Pfizer commence à travailler sur un projet de traitement de l’angine de poitrine. Au bout de quelques années, les chercheurs de Pfizer mettent au point le citrate sildenafil, une molécule permettant la relaxation des tissus sanguins. Ils décident alors de procéder à des tests sur des patients souffrant d’angine de poitrine. Les résultats sont décevants. En effet, le nouveau traitement ne donne pas de meilleurs résultats que ceux qui existent déjà sur le marché. Pourtant, certains cobayes réclament des doses de plus en plus fortes. Intrigués, les chercheurs de Pfizer organisent des entretiens avec eux … et finissent par apprendre que le traitement a des effets secondaires surprenants : il provoque des érections « fréquentes et persistantes » …
Pfizer embauche alors 1.500 chercheurs et investit près de 350 millions de dollars pour répliquer les tests sur des hommes impuissants. Les résultats montrent alors clairement que le traitement est efficace. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En novembre 2000, la Haute Cour de justice britannique annule le brevet de Pfizer sur le Viagra au motif que la découverte était « évidente ». Cette décision fait suite à une plainte de Lilly-ICOS (une joint-venture détenue par Lilly et ICOS). Le principal argument de Lilly-ICOS était que des recherches préalables avaient déjà montré l’effet du citrate sildenafil sur les vaisseaux sanguins.Il était donc « évident » qu’il permettait de traiter les problèmes d’érection …
Choix, hasard et inévitabilité
On a parfois l’impression que la stratégie d’une entreprise est entièrement déterminée par les choix de ses dirigeants … mais ce n’est pas le cas. Les travaux de Mark de Rond et Raymond-Alain Thiétart suggèrent qu’elle est également influencée par le hasard et l’inévitabilité.
La naissance du Viagra illustre bien la manière dont les choix des dirigeants, le hasard et l’inévitabilité interagissent pour façonner la stratégie d’une entreprise :
- choix des dirigeants. Le Viagra n’aurait jamais vu le jour si les dirigeants de Pfizer n’avaient pas pris la décision d’allouer 350 millions de dollars au projet « traitement des dysfonctionnements érectiles » (en partie pour essayer de récupérer les sommes investies en vain dans le projet de traitement de l’angine de poitrine …) ;
- hasard. Le Viagra n’aurait pas existé si les volontaires qui testaient le traitement pour l’angine de poitrine n’avaient pas fait part de ses effets secondaires à Pfizer;
- inévitabilité. Elle peut prendre des formes très diverses : globalisation des marchés, changement de réglementation, fluctuation des taux de change, etc. Dans le cas du Viagra, l’état des connaissances médicales (et notamment des effets du citrate sildenafil sur les tissus sanguins) a orienté Pfizer vers le traitement des dysfonctionnements érectiles. Cette découverte était donc finalement assez prévisible.
En résumé, la stratégie d’une entreprise est le fruit des choix des dirigeants mais également de facteurs qu’ils ne contrôlent pas totalement : le hasard et l’inévitabilité. Oublier de prendre en compte ces deux facteurs a un « effet secondaire » : la tendance à surestimer l’importance des dirigeants !
S'il n'y avait pas eu de stratégie, il n'y aurait pas eu de recherche, pas d'effet secondaire et donc pas de viagra. C'est le facteur chance. « Le hasard ne favorise que les esprits préparés » disait Louis Pasteur
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